La possibilité d'un PPT

Vous pouvez vous moquer de la publicité mais sachez qu'avant de devenir cette chose que vous honnissez, un mec comme moi a glissé dans un PPT une phrase de l'un de vos auteurs préférés.

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Par Emmanuel Quéré
22 avr. · 4 mn à lire
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Planneur Romantique #31

La possibilité d'un PPT : Carrère, Emmanuel. D'autres vies que la mienne "Ma philosophie tient tout entière dans le mot qu’aurait, le soir du sacre, murmuré Madame Letizia, la mère de Napoléon : « Pourvou que ça doure. »

C’est quoi l’idée ?

Celui qui lit, aura vécu 5000 ans ; la lecture est une immortalité en sens inverse ; la littérature et la vie c’est pareil. Le métier de planneur stratégique en agence de publicité consiste à connaître les gens ; à vivre d’autres vies que la sienne.

Je suis payé pour vendre des idées, souvent celles des autres, la forme étant le fond qui remonte à la surface elles doivent être bien troussées et présentées non pas comme une découverte mais comme la redécouverte de celles d’illustres individus avant nous.

Rien n’est de moi dans les lignes précédentes, lire sert à ça, à copier et à coller.
Avant, il faut collecter et c’est ce que je fais, chaque lundi à 13h45 dans cette newsletter ; pour mieux les retrouver au besoin.


Père ManQ, raconte-nous une histoire.

Pour le 3e et dernière partie de ma trilogie thaïlandaise (et parenthèse plus personnelle), j’ai choisi d’Autres vies que la mienne.
Au-delà de l’évidente proximité phonétique, je partage avec Emmanuel Carrère, outre le talent, une certaine proximité psychologique, une forme d’intranquilité face à la vie qui ne peut s’exorciser que dans une forme d’accomplissement, professionnel, créatif, sportif, personnel. Un projet un peu ambitieux aux vertus stabilisatrices.

“Il y a, deux espèces d’hommes : ceux qui font souvent le rêve de tomber dans le vide et puis les autres, ils vivent sur la terre ferme, s’y meuvent avec confiance. Les premiers au contraire souffriront toute leur vie de vertige et d’angoisse, du sentiment de ne pas exister réellement.”

Comme lui, je fais partie de la première catégorie, comme lui je, j’étais, suis en quête permanente et sans fins de façons d’exister réellement.

Un des drames est que les seconds sont incapables de comprendre les premiers.
“Dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c’est comme dire à un affamé qu’il n’a qu’à manger de la brioche”
En revanche quand les premiers sont confrontés au mal métaphysique (l’injuste) les seconds observant l’approche terrifiante de la mort guérissent soudain (provisoirement ?) de leur névrose.
Ce que raconte ce livre, ce que découvre Carrère en se mettant au service des autres en 2004, en soubliant, je le vis intimement depuis 2 ans.

C’est un très grand livre mais pas très gay.

En vacances au Sri Lanka, sa compagne et lui sont confrontés à la mort de la fille d’un couple d’amis lors du Tsunami ; sa compagne d’alors apprend au même moment que le cancer endormi de sa soeur Juliette, mère de trois filles et juge près de Lyon, s’est réveillé du mauvais pied ; il y rencontre Etienne, partner in justice de Juliette, lui aussi éclopé de la vie qui lui raconte sa vie et leurs combats aux côtés des malchanceux pris dans la spirale du surendettement.

Avant de lire les extraits choisis il faut en tête garder ce schisme entre les hommes. Les deux espèces.
La première peut se laisser convaincre par des gens comme Céline ou Fritz Zorn (Mars c’est quelque chose…) que les névroses provoquent les maladies du corps et qu’en se déclenchant, ironiquement soignent ces névroses et les seconds pour qui tout ceci n’est qu’un ramassis de conneries.

Je vois de plus en plus de gens très intelligents autour de moi qui se laissent convaincre par la première. Avec des mecs comme Gabor Mate, ce nouveau gourou new new age canadien. (Il m’arrive de le mettre en exergue dans des présentations clients, je suis un professionnel, consciencieux toujours, sincère quand c’est possible.)

La vérité est comme souvent quelque part au milieu.

Moquez-vous de la publicité si vous voulez, mais sachez qu'avant de devenir un truc que vous honnissez, un mec comme moi a glissé dans un PPT une phrase de l'un de vos auteurs préférés.”


Idées remarquables et phrases choisies

Ces contrariétés ordinaires et qui dans la vie ordinaire sont simplement agaçantes deviennent dans ces circonstances extraordinaires à la fois monstrueuses et secourables parce qu’elles jalonnent une tâche à accomplir, donnent une forme à l’écoulement du temps.

La veille encore ils étaient comme nous, nous étions comme eux, mais il leur est arrivé quelque chose qui ne nous est pas arrivé à nous et nous faisons maintenant partie de deux humanités séparées.
Il y avait dans cette atmosphère de cataclysme quelque chose d’irréel, d’anesthésiant, mais bientôt le réel allait la rattraper.
« Ça fait toujours plaisir, une visite, si ce n’est pas à l’arrivée c’est au départ. »
C’était la vie telle que la montrent les publicités des mutuelles ou des prêts bancaires, la vie où on se soucie du taux annuel du livret A et des dates de vacances dans la zone B, la vie Auchan, la vie en survêtement, la vie moyenne en tout, dépourvue non seulement de style mais de la conscience qu’on peut essayer de donner forme et style à sa vie.

J’ai pensé à la phrase fameuse de Fitzgerald : « Toute vie, évidemment, est un processus de démolition », et celle-là, je ne pensais pas qu’elle soit vraie. Du moins, je ne le pensais pas de toute vie. De celle de Fitzgerald peut-être.
La première nuit qu’on passe à l’hôpital, seul, quand on vient d’apprendre qu’on est très gravement malade, que de cette maladie on va peut-être mourir et que c’est cela, désormais, la réalité. Quelque chose, disait-il, se joue à ce moment, qui est de l’ordre de la guerre totale, de la débâcle totale, de la métamorphose totale. C’est une destruction psychique, cela peut être une refondation.

On est toujours content quand les gens qui nous aiment relèvent nos travers comme des raisons supplémentaires de nous aimer.

Le petit Spartiate avait volé un renard qu’il gardait caché sous sa tunique. Devant l’assemblée des Anciens, le renard s’est mis à lui mordre le ventre. Le petit Spartiate, plutôt que de le libérer et ce faisant d’avouer son larcin, s’est laissé dévorer les entrailles jusqu’à ce que mort s’ensuive, sans broncher.

Il se déclare à ce point hostile à toute interprétation psychosomatique du cancer. Là-dessus, il ne discute pas, il tire à vue. Les gens qui disent : ça vient de la tête, ou du stress, ou d’un conflit psychique pas résolu, j’ai envie de les tuer, dit-il, et j’ai envie de les tuer aussi quand ils disent ce qui va avec : tu t’en es sorti parce que tu t’es battu, parce que tu as eu du courage. Ce n’est pas vrai. Il y a des gens qui se battent, qui sont très courageux et qui ne s’en sortent pas.

J’ai relu Mars, de Fritz Zorn, qui m’a comme tant de lecteurs bouleversé lors de sa parution, en 1979. En voici les premières phrases : « Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie. Naturellement, j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si l’on en juge d’après ce que je viens de dire. Cela dit, la question du cancer se présente d’une double manière : d’une part c’est une maladie du corps, dont il est bien probable que je mourrai prochainement, mais peut-être aussi puis-je la vaincre et survivre ; d’autre part c’est une maladie de l’âme, dont je ne puis dire qu’une chose : c’est une chance qu’elle se soit enfin déclarée. » Et voici la dernière : « Je me déclare en état de guerre totale. »

Il y a, dit-il, deux espèces d’hommes : ceux qui font souvent le rêve de tomber dans le vide et puis les autres. Les seconds ont été portés, et bien portés, ils vivent sur la terre ferme, s’y meuvent avec confiance. Les premiers au contraire souffriront toute leur vie de vertige et d’angoisse, du sentiment de ne pas exister réellement.

Il cite cette phrase mystérieuse, déchirante, de Céline : « C’est peut-être ça qu’on cherche à travers la vie, rien que ça, le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »


La maladie, l’approche terrifiante de la mort lui ont appris qui il était, et savoir qui on est – Étienne dirait plutôt : où on est –, cela s’appelle être guéri de la névrose.
Entre les gens qui ont un noyau fissuré et les autres, c’est comme entre les pauvres et les riches, c’est comme la lutte de classes, on sait qu’il y a des pauvres qui s’en sortent mais la plupart, non, ne s’en sortent pas, et dire à un mélancolique que le bonheur est une décision, c’est comme dire à un affamé qu’il n’a qu’à manger de la brioche.
« La pire défaite en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever. »
Même quand on est pauvre on a des envies, c’est ça le drame.
Le Code pénal est ce qui empêche les pauvres de voler les riches et le Code civil ce qui permet aux riches de voler les pauvres.

si tu meurs, elles n’en mourront pas.
Il y a une photo qui ne peut pas être dans ton diaporama parce qu’elle n’existe pas, mais si je ne devais en garder qu’une c’est celle-là que je choisirais, moi.
Freud définit la santé mentale d’une façon qui m’a toujours plu, même si elle me semblait inaccessible, comme la capacité d’aimer et de travailler.
Ma philosophie tient tout entière dans le mot qu’aurait, le soir du sacre, murmuré Madame Letizia, la mère de Napoléon : « Pourvou que ça doure. »

Elle a revu cent fois la scène où Bambi comprend que sa maman ne se relèvera pas, c’est l’image la plus juste qu’elle se fait de sa propre histoire.