La possibilité d'un PPT

Vous pouvez vous moquer de la publicité mais sachez qu'avant de devenir cette chose que vous honnissez, un mec comme moi a glissé dans un PPT une phrase de l'un de vos auteurs préférés.

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Par Emmanuel Quéré
29 avr. · 4 mn à lire
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Planneur Romantique #32

La possibilité d'un PPT : Graeber, David. Bullshit Jobs. J’ai remarqué que le degré d’agressivité et de stress que manifestent les gens au travail est inversement proportionnel à la signification profonde de leur boulot.

C’est quoi l’idée ?

Celui qui lit, aura vécu 5000 ans ; la lecture est une immortalité en sens inverse ; la littérature et la vie c’est pareil. Le métier de planneur stratégique en agence de publicité consiste à connaître les gens ; à vivre d’autres vies que la sienne.

Je suis payé pour vendre des idées, souvent celles des autres, la forme étant le fond qui remonte à la surface elles doivent être bien troussées et présentées non pas comme une découverte mais comme la redécouverte de celles d’illustres individus avant nous.

Rien n’est de moi dans les lignes précédentes, lire sert à ça, à copier et à coller.
Avant, il faut collecter et c’est ce que je fais, chaque lundi à 13h45 dans cette newsletter ; pour mieux les retrouver au besoin.


Père ManQ, raconte-nous une histoire.

J’ai écouté Vincent Lindon, il y a quelques semaines, dire à la radio qu’il aimait pleurer.
Qu’un de ses plaisir dans la vie était d’ajouter de la tristesse à la tristesse en allant voir des tragédies.
Tout le monde aime ça, c’est vrai, tout le monde déteste l’avouer, c’est aussi vrai.
Que celui qui n’a jamais cherché à amplifier la douleur de s’être fait larguer en écoutant en boucle du Michel Sardou me jette la première pierre.

Ecrire un article sur Bullshit Jobs de Graeber après 3 semaines d’un voyage, en Asie et en famille, financé par un Bullshit Job c’est s’accrocher volontairement un boulet de culpabilité dans l’espoir d’accélérer sa descente vers le fond.


On peut résumer le livre - et la vie - en deux axiomes :
1. “la plupart des travailleurs ont compris qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un emploi et le salaire qu’il est susceptible de procurer.”
2. Le problème n’est pas que certains jeux soient truqués – il y a des gens qui, pour toutes sortes de raisons, aiment les jeux truqués. Le problème, c’est quand vous ne pouvez pas en sortir.

Malgré l’auto-apitoiement pour cadres névrosés et le cynisme d’un universitaire anarchiste qui n’a jamais foutu les pieds dans une boite, poncifs sur la société de consommation, le livre est bourré de concepts, d’idées et d’anecdotes (j’aime bien la campagne de pub pour recruter les profs quelque part plus bas) enrichissantes.

On y apprend que Sénèque avait déjà dit en son temps : “Virtutum omnium pretium in ipsis est” dont le sens se rapproche de l’axiome 1 plus haut.
DE LA RELATION INVERSEMENT PROPORTIONNELLE ENTRE LA VALEUR SOCIALE D’UN TRAVAIL ETLA RÉMUNÉRATION QUE L’ON PEUT ESPÉRER EN RETIRER

Alain Souchon aussi .

On découvre de jolis concepts comme“la joie d’être cause” ; le « consumérisme compensatoire ».

la vision féministe du travail : Tout travail est une forme de soin et d’attention à l’autre ; d’autres trucs intéressants comme : Promenez-vous dans un cimetière : vous ne trouverez pas de pierres tombales marquées « Chauffagiste », « Vice-président exécutif », « Garde forestier » ou « Employé ». Quand un être meurt, on estime que l’essence de son âme réside dans l’amour qu’il a porté à son conjoint et à ses enfants, dans celui qu’il a reçu d’eux.


Si sa lecture m’avait à l’époque un peu déprimé c’est que l’époque en faisait trop sur le rôle à donner au travail dans sa vie, que l’illusion de la méritocratie n’était pas totalement morte et que l’absence de guerre à proximité nous avait un peu ramollis.
Alors que le bon sens fataliste s’impose on peut sans trop se tromper affirmer que la recherche de sens dans le travail a fait long feu ; souvent un hobby suffit.


De mon côté j’ai fait la paix avec mon bullshit job, je l’aime bien, j’y trouve une forme de joie intellectuelle.
Pour rien au monde je ne l’échangerais contre un temps-plein chez le maraicher qui de mes 14 à 18 ans m’employait tous les étés. Plus de sens - sueur - mais moins de sous.


L’article de 2013, le préambule au livre est là.

Idées remarquables et phrases choisies

Aujourd’hui, la règle générale semble être que plus un travail bénéficie clairement aux autres, moins il est rémunéré.

Les gens qui ont des jobs à la con, eux, sont auréolés d’honneur et de prestige ; ils sont respectés en tant que professionnels, bien payés, admirés, passent pour des personnes qui ont réussi et qui peuvent en être fières. Pourtant, au fond d’eux-mêmes, ils sentent qu’ils sont loin d’avoir réussi quoi que ce soit ; ils n’ont rien fait pour mériter les joujoux avec lesquels ils remplissent leur vie de consommateurs gâtés ; ils soupçonnent que tout cela ne repose que sur un énorme mensonge – et, de fait, c’est le cas.

Je pense qu’aucun frisson pouvant traverser le cœur d’un humain n’est comparable à ce que ressent un inventeur lorsqu’une création de son esprit se réalise avec succès. De telles émotions font oublier à un homme la nourriture, le sommeil, les amis, l’amour, tout.
Nikola Tesla


cette « joie d’être cause »,

Un être humain privé de la faculté d’avoir un impact significatif sur le monde cesse d’exister.

Les hommes accaparent systématiquement les tâches qui leur procurent des histoires à raconter après coup, et tentent d’affecter les femmes aux activités qui permettent de se raconter des histoires pendant.

J’ai remarqué que le degré d’agressivité et de stress que manifestent les gens au travail est inversement proportionnel à la signification profonde de leur boulot.


Un progressiste bien-pensant qui achète du café « équitable » et finance un char dans la Gay Pride de sa ville ne conteste pas réellement les structures de pouvoir ni l’injustice dans le monde ; il ne fait que les reproduire à un niveau différent.

De même que les biens de consommation ont une valeur économique parce qu’ils peuvent être comparés à d’autres biens avec exactitude, les valeurs sont précieuses parce qu’elles ne peuvent être comparées à rien d’autre.

DE LA RELATION INVERSEMENT PROPORTIONNELLE ENTRE LA VALEUR SOCIALE D’UN TRAVAIL ET LA RÉMUNÉRATION QUE L’ON PEUT ESPÉRER EN RETIRER

Virtutum omnium pretium in ipsis est. Sénèque

Si vous ne vous détruisez pas mentalement et physiquement dans un job salarié, vous ne vivez pas comme il faut.

Pour Graeber, les jobs à la con sont porteurs d’un impératif moral : « Si vous n’êtes pas occupé en permanence à quelque chose – et peu importe ce que c’est ‒, vous n’êtes pas quelqu’un de bien. » Or le revers de cette logique semble être : si l’activité X est quelque chose à quoi vous prenez réellement plaisir, qui a pour vous une valeur et une signification, qui comporte une récompense intrinsèque, vous avez tort de vouloir être (bien) payé pour vous y livrer ; vous devriez le faire gratuitement, même (et particulièrement) si, en cela, vous permettez à d’autres de réaliser des profits. En résumé : on va faire notre beurre grâce à vous pendant que vous ferez ce que vous aimez (gratuitement), mais on va vous garder sous contrôle en nous assurant que vous soyez obligés de gagner votre vie en faisant ce que vous détestez.




Tout travail est une forme de soin et d’attention à l’autre.

Ensemble, nous fabriquons le monde dans lequel nous vivons. Pourtant, si l’on nous demandait d’imaginer un monde dans lequel nous aimerions vivre, personne n’inventerait celui que nous avons aujourd’hui.

Promenez-vous dans un cimetière : vous ne trouverez pas de pierres tombales marquées « Chauffagiste », « Vice-président exécutif », « Garde forestier » ou « Employé ». Quand un être meurt, on estime que l’essence de son âme réside dans l’amour qu’il a porté à son conjoint et à ses enfants, dans celui qu’il a reçu d’eux.
les travailleurs tirent leur dignité et leur amour-propre du fait même qu’ils détestent leur boulot.







Ces jobs génèrent une grande souffrance, car la source fondamentale du bonheur humain est le sentiment d’avoir un effet sur le monde, ce que beaucoup expriment en termes de « valeur sociale ». Or la plupart des travailleurs ont compris qu’il existe une relation inversement proportionnelle entre la valeur sociale d’un emploi et le salaire qu’il est susceptible de procurer.

Soulever de la fonte au club de gym, suivre un cours de yoga, commander à dîner sur Deliveroo, regarder un épisode de Game of Thrones ou faire ses emplettes de produits de beauté sur Internet, ce sont des activités qui s’insèrent parfaitement dans les petites plages de liberté prévisibles au cours d’une journée de travail, ou qui sont idéales pour s’en remettre. Elles font partie de ce que j’ai baptisé le « consumérisme compensatoire ». En gros, c’est le genre d’occupations qui vous reste quand vous n’avez pas de vie, ou si peu.

On devient instituteur ou professeur parce qu’on veut influer positivement sur la vie d’autrui. (À une époque, on pouvait lire dans le métro new-yorkais cette annonce de recrutement : « Vingt ans plus tard, ce n’est pas votre expert en assurances que vous appellerez pour lui dire qu’il était quelqu’un d’exceptionnel. »)

Avant la révolution industrielle, ainsi que l’a souligné Karl Marx, aucun penseur n’aurait songé à écrire un livre sur les moyens de créer le plus de richesses possible. En revanche, beaucoup ont écrit sur les conditions permettant de créer les meilleures personnes possible – c’est-à-dire sur les modes d’organisation sociale le plus à même de produire le genre d’individu qu’on aimerait avoir comme ami, amant, voisin, parent ou concitoyen. Voilà les questions qui préoccupaient Aristote, Confucius ou Ibn Khaldoun – et ce sont finalement les seules questions qui importent.

Foucault est surtout célèbre pour sa théorie du pouvoir. Ce dernier – qu’il a un jour défini comme le simple fait d’« agir sur les actions des autres27 » – irriguait selon lui l’ensemble des rapports humains, au point de constituer la substance même du caractère social de l’homme.
Le problème n’est pas que certains jeux soient truqués – il y a des gens qui, pour toutes sortes de raisons, aiment les jeux truqués. Le problème, c’est quand vous ne pouvez pas en sortir.