Planneur Romantique #85

La possibilité d'un PPT : Gracq, Julien - Un balcon en forêt

La possibilité d'un PPT
4 min ⋅ 15/07/2025

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Père ManQ, raconte-nous une histoire.

Voilà votre livre de l’été.

Julien Gracq raconte les drôles de quelques mois passés à attendre depuis son blockhaus une guerre qui passera devant eux à la vitesse d’un peloton cycliste, laissant la même déception du moment qui ne valait pas l’attente.

« Un dé de béton, songeait Grange en auscultant malgré lui la paroi, de l’index replié – un caisson qui peut basculer : on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas – espérons que Fragile sera de trop. »

Personne n’écrit mieux que lui ; un langage d’une beauté inouïe, souvent drôle, toujours juste.
J’ai relu plusieurs fois cette phrase jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Chacun sa drôle de guerre.

Ces contrées de la fausse guerre étaient vivables, et même très vivables, seulement on y vivait comme si la teneur de l’air en oxygène avait un peu baissé, comme si la lumière était devenue imperceptiblement plus pauvre : c’était un monde où il n’y aurait plus de bonnes nouvelles : on n’y respirait qu’entre chien et loup, pelotonné dans une espèce de ruse sagace qui donnait le change, minute après minute, à la pensée de ce qui pouvait venir. Le monde des maladies indolores, mais fâcheusement évolutives – du pronostic réservé.

Et surtout, c’est court !

Citations et idées remarquables.

Il semblait à l’aspirant Grange que la laideur du monde se dissipait : il s’aperçut qu’il n’y avait plus en vue une seule maison.

C’étaient les archives notariées de la guerre ; à lire ces pages qui en traquaient l’imprévisible de virgule en virgule, on se sentait inexprimablement rassuré : on eût dit que la guerre avait déjà eu lieu.

Ils n’étaient pas très intéressés – le spectacle n’était guère neuf – mais ils ne s’ennuyaient pas non plus.

on sentait que la guerre au milieu du paysage s’était mise dans ses meubles avec le sans-gêne – un peu épuisant – de ces locataires encombrés qui n’en finissent plus de voir arriver leurs malles.

Ces contrées de la fausse guerre étaient vivables, et même très vivables, seulement on y vivait comme si la teneur de l’air en oxygène avait un peu baissé, comme si la lumière était devenue imperceptiblement plus pauvre : c’était un monde où il n’y aurait plus de bonnes nouvelles : on n’y respirait qu’entre chien et loup, pelotonné dans une espèce de ruse sagace qui donnait le change, minute après minute, à la pensée de ce qui pouvait venir. Le monde des maladies indolores, mais fâcheusement évolutives – du pronostic réservé.

Son esprit était ainsi fait qu’une idée logique l’ébranlait peu, mais que le pressentiment d’autrui y coulait presque sans résistance

Tous les signes de l’hiver approchant lui plaisaient ; il aimait ce temps protégé où il abordait des longs sommeils et des journées courtes : c’était un temps volé qui dormait mal, mais meilleur à prendre que tout autre, pareil à ces vacances magiques qu’ouvre aux collégiens un incendie ou une épidémie.

En amour, lui disait-il, tu as la tactique de Napoléon : on s’engage, et puis on voit.

Il n’aimait plus les nouvelles : il était comme les isolés qui ont laissé quelque part derrière eux une mère ou une sœur très âgée, et dont la promenade quotidienne subtilement dépiste le facteur.

Et maintenant il commençait à se faire sur le front nord-est un silence un peu bruyant – ce silence meublé de toussotements et de craquements de chaises où on dit quelquefois qu’un ange passe, et par lequel les invités signifient discrètement à part soi que le temps devient longuet et un peu bien indécent qui s’écoule entre les hors-d’œuvre et l’apparition de nourritures d’un caractère plus consistant.

Je ne déteste pas faire la guerre avec des gens qui ont choisi leur façon de déserter.

Cette guerre sans âme et sans chansons, qui n’avait jamais créé d’état de foule, qui en chacun disait secrètement je et jamais on, et verrouillait autant de petits univers personnels, désorientait infiniment moins la campagne que la ville, parce qu’elle n’en contrariait pas les habitudes d’esprit : le calcul égoïste et court, et la fréquentation résignée, un peu magique, d’un avenir par nature évasif.

La brume de la fausse guerre se levait maintenant, découvrant à moitié une perspective sans agrément, trop prévisible. Mais il restait une marge d’inconnu, où tout pouvait encore s’engluer, s’amortir. On vivrait dessus. La Belgique, la Hollande, c’était beaucoup plus près que la Norvège. Mais, avec un peu d’ingéniosité, on pouvait encore se fabriquer du vague.

Il restait bien peu de monde aux Falizes : les vieillards et les enfants étaient partis dès l’hiver avec les gros bagages – on sentait aussi que ces frontaliers étaient la population d’une vieille marche, pour qui le calendrier tenait de nature en réserve d’autres aléas que la gelée ou la grêle. Ils se retiraient le congé donné, plutôt dignes, sans attester le ciel et sans rechigner, habitués à un préavis un peu bref, comme des gens à qui l’autorité militaire a concédé quelques lopins dans un champ de tir.

Un bombardement tout ce qu’il y a de plus normal.

Fantastique ! se disait Grange, médusé. De toucher du doigt le vide incompréhensible qui s’élargissait autour de lui lui donnait de l’enthousiasme : il s’y jetait. Tout au fond de lui-même, il sentait bien qu’il y mettait un peu de complaisance : il combattait l’angoissant par l’inouï.

La guerre avait selon lui ses hauts et ses bas, mais de toutes manières il était important de savoir « en laisser et en prendre » – par ici, en tout cas, tout le monde se tenait en belle humeur.

Une maison, songeait-il, comme s’il la voyait pour la première fois – une fenêtre toute seule en face d’une route par où quelque chose doit arriver.

« Un dé de béton, songeait Grange en auscultant malgré lui la paroi, de l’index replié – un caisson qui peut basculer : on devrait coller ici les étiquettes Haut et Bas – espérons que Fragile sera de trop ».

La possibilité d'un PPT

La possibilité d'un PPT

Par Emmanuel Quéré