Planneur Romantique #94

La possibilité d'un PPT : Philip Roth, La Contrevie

La possibilité d'un PPT
4 min ⋅ 17/11/2025

La possibilité d’un PPT is a place to record the stuff I think that doesn't have an immediate client Powerpoint.



Père ManQ, raconte-nous une histoire.

Dans La Contrevie, Roth imagine cinq variations fictionnelles à partir d’une même réalité.
C’est un peu le grand livre des What if  et nous, les publicitaires, on aime bien ça, les What if.

Je suis convaincu (ou du moins, c’est la méthode que j’ai choisie) de la nécessité de passer par la fiction pour rendre la banalité signifiante.
Quoi de plus banal, après tout, qu’un yaourt, une bagnole, un RDA (« responsable des achats »), des DINKS (Double Income No Kids) ou pire, des Gen Z ?

Les gens ne viennent pas se livrer à l’écrivain comme des personnages littéraires à part entière ; en général, ils ne vous donnent pas beaucoup de grain à moudre, et une fois passé le choc de la première impression, ils ne vous sont pas d’un grand secours. À commencer par le romancier lui-même, sa famille et presque tous ses amis et connaissances, les gens sont le plus souvent parfaitement dénués d’originalité ; son travail consiste donc à les faire paraître autres.

Comme lui, mon travail consiste à les faire paraître autres.
Avec insincérité souvent, mais avec la conscience toujours du caractère artificiel du récit.
Ou du narratif stratégique, comme on dit en 2025.

La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce – car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien ; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts – autant de postures artistiques – pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas. Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre.

Jusque-là, on parle de fond, d’écrire l’histoire mais sur la forme de ce narratif stratégique, il y a un passage que je trouve particulièrement juste quant à ma manière de raconter les histoires :

La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce – car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien ; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts – autant de postures artistiques – pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas. Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre.

Et puisque je me livre vraiment, je vous partage aussi la réponse que je donne chaque année, lors de mon EPA, quand on me dit que mes stratégies gagneraient parfois à être plus tranchantes, à moins chercher, parfois, le consensus :

Je ne partage pas entièrement tes superstitions sur l’art et sa puissance. Moi, je ne m’attache pas à pourfendre tout ce qui m’entoure – je privilégie quelque chose de moins grandiose, qui s’appelle la quiétude.

Je ne travaille que pour la quiétude des directeurs marketing.
Et l’argent.

Au-delà de ça, c’est Roth donc ça parle beaucoup de judaïsme et de cul.

Citations et idées remarquables.

Tout en entrant dans la synagogue avec Carol et les enfants, il se disait : « Ce métier bousille même la douleur. »

— Je n’arrête pas de me dire que quand les autres à l’école parleront de leurs parents, moi je ne pourrai dire que “ma mère”. — Tu pourras dire “mes parents” au pluriel chaque fois que tu parleras du passé ; tu les auras eus treize ans, tes parents. Rien de ce que tu as fait avec Henry ne va s’effacer. Il sera toujours ton père.

se faire tabasser à mort ou presque était autant leur spécialité que de tabasser les autres. Sauf que la peine et la souffrance ne les dissuadaient pas une demi-heure de leur détermination à vivre. Étrangers au doute, à la nuance, au sens de la vanité des choses, au désespoir du commun des mortels, on les aurait volontiers considérés considérés comme inhumains, et pourtant c’étaient des hommes dont justement on n’aurait jamais pu dire qu’ils étaient autre chose qu’humains : ils étaient la nature humaine même.

En Israël, les dilemmes des Juifs depuis le commencement des temps sont exhaustivement représentés ; il suffit de vivre – pas la peine de faire autre chose – pour se coucher épuisé, le soir. 

Tu as remarqué comme les Juifs crient ? Même une seule oreille, c’est encore trop pour les entendre. Ici, tout est tout noir ou tout blanc, tout le monde gueule, tout le monde a toujours raison. Les extrêmes sont trop grands pour un si petit pays.

Tout le monde me dit que je suis soumise parce qu’il me paraît ridicule de vitupérer contre les déceptions qui sont de l’ordre de l’inévitable.

Peut-être se posait-il la question muette que Muhammad Ali, homme pourtant courageux, avouait s’être posée au treizième round de ce terrible match contre Frazier : « Qu’est-ce que je fiche ici ? »

L’aventure de la vie consiste à se perdre. Il est grand temps que je le découvre.

Les gens ne viennent pas se livrer à l’écrivain comme des personnages littéraires à part entière ; en général, ils ne vous donnent pas beaucoup de grain à moudre, et une fois passé le choc de la première impression, ils ne vous sont pas d’un grand secours. À commencer par le romancier lui-même, sa famille et presque tous ses amis et connaissances, les gens sont le plus souvent parfaitement dénués d’originalité ; son travail consiste donc à les faire paraître autres.

« Quand on est du New Jersey, qu’on a écrit une trentaine de livres, qu’on a reçu le prix Nobel, qu’on atteint tout chenu l’âge de quatre-vingt-quinze ans, il est hautement improbable mais pas tout à fait impossible qu’on donne votre nom à une aire de repos sur l’autoroute à péage. Auquel cas, en effet, on laissera bien un souvenir après sa mort, surtout auprès des petits enfants, à l’arrière des voitures, qui se pencheront vers leurs parents en demandant : “S’il vous plaît, on s’arrête à Zuckerman, j’ai envie de faire pipi.” C’est bien toute l’immortalité que puisse raisonnablement espérer un romancier du New Jersey. »

Le bracelet est parfait, il est tellement parfait que j’ai du mal à croire que tu en as eu l’idée tout seul. En général, quand un homme fait le bon choix, ce n’est pas le cas.

– moi ça me dérange les gens qui s’accrochent à une identité pour une identité ; je ne vois vraiment pas ce qu’il y a d’admirable là-dedans. Tous ce discours sur l’identité – l’identité commence là où la réflexion s’arrête, à mon avis.

la bêtise est une réalité, qui n’est pas moins capable de gouverner l’esprit que la peur, l’appétit charnel ou n’importe quoi d’autre.

La seule chose que je puisse avancer sans hésiter, c’est que moi je n’ai pas de « moi » et que je refuse de faire les frais de cette farce – car pour moi ce serait une vaste blague. M’en tient lieu tout un éventail de rôles que je peux jouer, et pas seulement le mien ; j’ai intériorisé toute une troupe, une compagnie permanente à laquelle faire appel en cas de besoin, un stock de scènes et de rôles qui forment mon répertoire. Mais je n’ai certes aucun « moi » indépendant de mes efforts – autant de postures artistiques – pour en avoir un. Du reste je n’en veux pas. Je suis un théâtre et rien d’autre qu’un théâtre.

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Par Emmanuel Quéré